L’obsession de la scalabilité : ce tueur silencieux des projets ambitieux

L’obsession de la scalabilité : ce tueur silencieux des projets ambitieux

Je rencontre régulièrement des entrepreneurs dont l’enthousiasme et la vision ne font aucun doute. Ils sont ambitieux, déterminés, souvent porteurs de convictions fortes. Au sein d’un écosystème entrepreneurial de plus en plus captivé par la promesse de l’intelligence artificielle et de l’automatisation – où la scalabilité est érigée en marqueur ultime de succès –, les fondateurs, animés par de hautes aspirations, privilégient souvent une expansion rapide au détriment du travail moins glamour, mais fondamental, de consolidation.

Dans mes interactions avec eux, j’ai fréquemment observé un schéma récurrent : l’obsession de la scalabilité, plutôt que le manque d’ambition, précipite souvent la chute de projets par ailleurs prometteurs.

J’explore dans cet article ce phénomène contre-intuitif, m’appuyant sur des insights d’experts pour démontrer qu’une fixation incontrôlée sur la croissance peut saper la durabilité, tandis qu’un prétendu manque d’ambition est rarement la cause profonde de l’échec.

Le mythe séduisant de la scalabilité

La scalabilité – définie comme la capacité d’un modèle économique à croître exponentiellement tout en maintenant des coûts marginaux décroissants – s’est érigée en critère cardinal des grilles d’évaluation des investisseurs, incubateurs et autres parties prenantes de l’écosystème entrepreneurial.

Ces dernières années, ce concept est devenu omniprésent, avec des startups qui ne jurent que par le « scale » et des entrepreneurs qui rêvent de croissance exponentielle. Elle exerce une attraction quasi magnétique sur des fondateurs nourris aux récits de succès viraux, amplifiés sans nuance par les réseaux sociaux – ces vitrines où l’automatisation, portée par l’intelligence artificielle, est brandie comme une panacée.

Cette idéalisation trouve un écho particulièrement puissant dans les promesses de l’IA générative : automatisation des processus commerciaux, production de contenus à la volée, ou encore expansion de modèles opérationnels sans recours à un recrutement massif. Des exemples comme Mistral AI – valorisée à 5,8 milliards d’euros avec moins de 316 collaborateurs – incarnent ce fantasme contemporain d’une scalabilité frictionless, où la technologie semble abolir les contraintes humaines et organisationnelles.

Pourtant, les données empiriques dressent un tableau autrement plus nuancé, révélant les écueils d’une telle obsession. Le Startup Genome Report, fruit de l’analyse de plus de 3 200 startups technologiques, établit que 70 % des échecs dans ce secteur découlent d’une scalabilité prématurée – une précipitation à croître avant d’avoir validé l’adéquation produit-marché ou stabilisé les cadres opérationnels et financiers. La Harvard Business Review précise, dans une étude récente, qu’un passage à l’échelle dans les 12 premiers mois d’existence accroît le risque de faillite de 20 à 40 %, soulignant la fragilité des entreprises qui privilégient l’expansion à la consolidation. Comme le souligne Carlos Diaz dans son podcast Silicon Carne, la scalabilité n’est pas une intention originelle, mais un effet dérivé – l’aboutissement d’un modèle économique désirable, éprouvé et incarné par une vision cohérente. En d’autres termes, loin d’être une fin en soi, elle ne peut prospérer qu’à la condition d’une fondation robuste, où l’authenticité stratégique et la pertinence du produit priment sur les ambitions démesurées. Comme l’explique une tribune dans Maddyness, cette obsession peut mener à une perte d’authenticité, où les entreprises appliquent une approche one size-fits-all à tous les marchés, au risque de se déconnecter de leurs clients et de leurs équipes. Cette obsession pour la scalabilité peut également conduire à un désalignement stratégique, où la poursuite de volumes avant la construction de valeur dilue la proposition unique de l’entreprise. Comme le souligne un article de Maddyness, cela entraîne une « perte de densité stratégique », rendant les projets plats et interchangeables, dépourvus d’aspérité ou de différenciation forte.

Ce n’est pas tant l’absence de vision, mais la hâte à la réaliser qui sabote le plus souvent les projets ambitieux.

Les périls de l’expansion prématurée

Les dangers de scaler trop tôt se manifestent à travers de multiples dimensions – financière, opérationnelle et existentielle – chacune aggravant les autres pour créer un cycle vicieux d’instabilité.

Financièrement, une expansion rapide peut épuiser les réserves de capital avant que les flux de revenus ne mûrissent, plongeant les startups dans un état précaire de surextension.

Opérationnellement, l’afflux soudain de clients ou d’employés peut submerger les processus naissants, éroder la qualité et fracturer la cohésion d’équipe. Plus insidieusement encore, la poursuite de la scalabilité sacrifie souvent l’authenticité – la proposition de valeur unique de la startup – la diluant en une offre générique qui échoue à retenir ses premiers adeptes.

Un autre péril est l’effondrement de la cohérence opérationnelle, – le passage brutal à l’échelle peut tuer les éléments artisanaux qui faisaient la qualité initiale, rendant le raccourci qualité/coût létal.

Un exemple frappant est celui de Quibi, une plateforme de streaming mobile lancée en 2020 avec 1,75 milliard de dollars de financement. Visant à révolutionner le contenu vidéo court pour smartphones, Quibi a investi massivement dans le marketing et la production de contenus exclusifs avant de valider son adéquation produit-marché. Cette expansion précipitée, sans tester la demande auprès d’un segment restreint, a conduit à une adoption décevante – seulement 1,7 million d’abonnés contre une projection de 7,4 millions – et à des coûts fixes élevés. En six mois, l’entreprise a fermé, illustrant les dangers d’une scalabilité prématurée. Cet échec incarne les startups qui, dans leur empressement à croître, abandonnent les forces mêmes qui auraient pu alimenter leur succès initial.

Enfin, selon le Startup Genome Report, 14 % des startups échouent pour avoir délaissé leurs clients historiques au profit d’un marché supposément plus scalable. Paul Graham, dans « Do Things That Don’t Scale », martèle que ces premiers utilisateurs sont les fondations de toute entreprise pérenne, et qu’on ne peut automatiser une relation encore inachevée.

En contraste, l’idée reçue selon laquelle le manque d’ambition conduit à l’échec est mise à mal. Bien que l’ambition soit indispensable, son absence est rarement le goulot d’étranglement. Pierre Gaubil, auteur de Startup Unlocked, soutient que le véritable défi réside dans la canalisation de l’ambition à travers un processus discipliné et itératif – garantissant l’adéquation produit-marché et la résilience opérationnelle avant de scaler. Paul Graham, cofondateur de Y Combinator, renforce cette idée dans son essai « Do Things That Don’t Scale », exhortant les fondateurs à privilégier des efforts manuels et non scalables – comme l’intégration personnalisée des clients – pour construire une base loyale et affiner leur offre.

Fondations d’abord : leçons des succès et des échecs

La sagesse de la retenue est évidente dans les trajectoires des startups qui ont prospéré en défiant l’impératif de scalabilité. Les fondateurs d’Airbnb, par exemple, ont personnellement photographié les propriétés des hôtes aux débuts de l’entreprise – une tactique laborieuse qui a approfondi leur compréhension du marché et favorisé la confiance.

De même, l’équipe initiale de Stripe a installé des systèmes de paiement directement pour les clients, privilégiant l’intimité avec la clientèle à la croissance immédiate. Ces débuts non scalables, comme le note Graham, ont cultivé une fondation suffisamment robuste pour soutenir une expansion ultérieure – prouvant que la scalabilité amplifie, plutôt que de créer, de la valeur.

À l’inverse, la scalabilité prématurée a fait son lot de victimes. L’exemple de Quibi reflète des tendances plus larges : les entreprises qui poursuivent la croissance sans consolidation risquent le chaos opérationnel et la ruine financière.

Les fondateurs sont-ils prêts à scaler ?

Au-delà des aspects financiers et opérationnels, la scalabilité impose des challenges humains et organisationnels souvent sous-estimés. Une question essentielle se pose : l’équipe des fondateurs est-elle capable de scaler ? Sont-ils aptes à endosser les rôles de dirigeants et managers que requiert une entreprise en pleine expansion ?

Dans mon expérience personnelle d’entrepreneuse, le passage de 80 à 150 salariés a été particulièrement ardu. L’erreur commise a été de tenter de diriger une équipe de 150 personnes en répliquant les méthodes qui fonctionnaient pour 80. Avec des effectifs doublés, nous avons tardé à prendre du recul et à expliciter nos valeurs, notre culture d’entreprise pour embarquer les nouveaux salariés. La quête de croissance accélérée génère également des tensions managériales internes, un phénomène que j’ai personnellement vécu lors de ce passage de 80 à 150 collaborateurs. Les anciens modes de management, fondés sur la proximité, deviennent inopérants, mais les nouveaux repères ne sont pas encore établis, créant une période de flottement organisationnel.

Ce manque d’ajustement a créé des frictions, ralenti la prise de décision et finalement entravé notre capacité à scaler de manière fluide.

Cette expérience illustre un point essentiel : les fondateurs doivent évoluer avec leur entreprise. Ce qui fonctionne à petite échelle – un management de proximité, des décisions centralisées – devient souvent un frein lorsque l’organisation grandit. Les fondateurs doivent donc développer de nouvelles compétences en leadership, apprendre à déléguer et à structurer des équipes autonomes. Ils doivent également être conscients de leurs limites et savoir quand recruter des managers expérimentés pour les accompagner dans cette transition.

Recruter les bonnes personnes : un challenge de conscience et de culture

Au-delà de la technologie ou des processus, la scalabilité repose également sur les personnes. Recruter les bons talents est décisif, mais cela implique d’avoir préalablement réfléchi aux valeurs et à la culture de l’entreprise. Une embauche inadéquate peut non seulement freiner la croissance, mais aussi diluer l’identité de l’organisation.

Les fondateurs doivent donc définir clairement la culture qu’ils souhaitent instaurer et s’assurer que chaque nouvelle recrue s’aligne sur ces valeurs. Cela nécessite une conscience aiguë de ce qui fait la singularité de l’entreprise et une capacité à communiquer cette vision à travers le processus de recrutement. En outre, il est essentiel de mettre en place des systèmes de formation et d’intégration robustes pour que les nouveaux employés puissent rapidement s’approprier la culture et contribuer efficacement.

La technologie doit-elle monter en charge ?

Enfin, la scalabilité technique est un autre pilier souvent négligé. Une infrastructure technologique qui ne peut pas supporter une augmentation soudaine de la demande risque de s’effondrer sous la pression, annulant tous les efforts de croissance. Il est donc impératif que les startups investissent dans des solutions technologiques flexibles et évolutives dès le départ.

Cela peut inclure l’adoption d’architectures cloud, l’utilisation de microservices ou la mise en place de systèmes de gestion des données capables de gérer des volumes croissants. Les fondateurs doivent travailler en étroite collaboration avec leurs équipes techniques pour anticiper les besoins futurs et s’assurer que la technologie peut suivre le rythme de l’expansion.

Vers un équilibre stratégique

Pour les entrepreneurs, les investisseurs et les dirigeants, l’impératif est clair : la croissance doit être un effort délibéré et progressif, chaque étape conditionnée par la solidité de la précédente.

Cela exige une validation rigoureuse de l’adéquation produit-marché, l’établissement de processus scalables et une discipline financière inébranlable – des éléments qui ancrent l’ambition dans la réalité.

L’ambition doit être progressive, en rehaussant la mire au fur et à mesure de la croissance de l’entreprise. Cela nécessite également de résister à l’appel des métriques de vanité – nombre d’utilisateurs, levées de fonds – qui obscurcissent les faiblesses structurelles.

Jean de La Rochebrochard, Managing Partner chez Kima Ventures, encapsule cela dans son cadre « Croissance & Scalability de 0 à 1 », préconisant une trajectoire qui équilibre vision à long terme et progrès incrémentaux. En cultivant une base de clients loyaux et en itérant sans relâche, les startups peuvent scaler non pas comme un acte de foi, mais comme une extension naturelle d’un succès prouvé.

Construire des fondations solides – produit, organisation, finances – est essentiel avant de démultiplier la taille, car « scaler sans structure ni modèle robuste équivaut à bâtir un château de cartes financier ».

Conclusion : la vertu de la patience stratégique

À une époque où l’IA et l’automatisation dominent le discours, l’obsession de la scalabilité exerce une attraction presque gravitationnelle. Pourtant, comme le démontrent les preuves et l’expérience, cette fixation a terrassé plus de projets qu’aucun manque d’ambition n’aurait pu le faire. On assiste alors à une dynamique d’érosion progressive : de l’ambition initiale à une désincarnation complète, où l’entreprise perd son âme au profit d’une croissance mal maîtrisée.

La véritable ambition entrepreneuriale ne réside pas dans la vélocité de la croissance, mais dans la pérennité de l’impact – un legs forgé par la patience, la consolidation et la prévoyance stratégique. Les startups n’échouent pas par manque d’ambition, mais parce qu’elles scalent avant d’être prêtes.

Alors que vous naviguez dans vos propres ventures, prenez un moment pour interroger votre trajectoire. Érigez-vous une structure prête à supporter l’échelle, ou poursuivez-vous l’expansion au détriment de la stabilité ?