Comprendre les mécanismes d’engagement : une clé pour une liberté éclairée

Les pièges de l’engagement en entrepreneuriat : une vigilance à cultiver

« Plus les hommes seront éclairés, plus ils seront libres. »
— Citation souvent attribuée à Voltaire

Si cette phrase n’est peut-être pas de Voltaire, elle n’en demeure pas moins pertinente. L’accès à une forme de conscience, notamment sur nos propres fonctionnements psychologiques, est sans doute l’un des vecteurs les plus puissants pour prendre des décisions justes, en particulier dans le cadre entrepreneurial.

Parmi ces mécanismes, l’engagement constitue un processus aussi subtil que déterminant. Ce lien invisible entre nos actes et notre identité peut se révéler moteur… ou piégeant. Tout dépend de notre capacité à le décoder, à le questionner, à le contenir.

Entreprendre, c’est décider… mais à quel prix ?

L’engagement, tel que défini par le psychologue Charles Kiesler dans les années 1970, correspond au lien qui nous unit non pas à nos intentions ou à nos convictions, mais à nos actes concrets. Ce que nous faisons – publiquement, consciemment, parfois mécaniquement – nous lie. Et plus ces actes sont visibles, coûteux ou répétés, plus nous avons tendance à vouloir les justifier… quitte à ignorer les signaux faibles qui nous indiqueraient un besoin de réajustement.

Ce phénomène est largement analysé dans le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, écrit par Joule et Beauvois. On y découvre combien l’engagement peut être instrumentalisé dans les processus d’influence, parfois à notre insu. Le principe du « pied-dans-la-porte », par exemple, montre comment un petit « oui » initial peut conduire, sans même qu’on s’en rende compte, à une implication bien plus importante qu’on ne l’avait prévu.

Les mécanismes de l’engagement : des moteurs… ou des menottes

Ce qui rend l’engagement si important, c’est qu’il repose sur des ressorts psychologiques profondément ancrés. Ces mécanismes, s’ils ne sont pas identifiés, peuvent enfermer l’entrepreneur dans une logique décisionnelle contre-productive :

  • Le caractère public : plus un projet est exposé (sur les réseaux, dans les médias, dans l’entourage), plus il devient difficile de faire marche arrière sans se sentir incohérent.

  • La répétition : refaire systématiquement une action (comme relancer une stratégie commerciale peu efficace) installe un biais de normalité, rendant plus difficile sa remise en question.

  • L’irrévocabilité : signer un bail, embaucher, investir dans du matériel… autant d’engagements vécus comme définitifs, qui rendent le renoncement émotionnellement coûteux.

  • Le coût investi : le biais des coûts irrécupérables pousse à poursuivre un projet simplement parce que « trop a déjà été investi » – même si les pertes s’accumulent.

  • Le sentiment de liberté : paradoxalement, plus on a le sentiment d’avoir choisi librement une voie, plus il devient difficile d’en sortir, tant ce choix est perçu comme révélateur de soi.

Récemment, j’ai échangé avec un entrepreneur – appelons-le Julien – engagé dans un projet de création de service dans le secteur du retail. Fort d’une solide expérience dans ce domaine et de sa vision métier, il a esquissé  son offre de service. L’idée, pertinente sur le papier, s’appuie sur des signaux faibles perçus dans son réseau personnel et professionnel. Il a donc pris la décision de se lancer après avoir négocié une rupture conventionnelle avec son employeur.

Mais plusieurs éléments laissent entrevoir des risques d’engagement prématuré :

  • Un attachement affectif fort à l’origine du projet, lié à un contexte émotionnellement impliquant.

  • Un projet qui repose sur les convictions et la vision métier de Julien plus que sur les points de douleur (pain points) identifiés auprès de la cible.
  • Une tarification modeste, conçue pour tester rapidement le marché, mais qui, après calcul, ne permettrait pas d’assurer une rentabilité pérenne – un terrain propice au biais des coûts irrécupérables.

  • Une volonté de lancer très vite, avec peu de garde-fous, dans une logique de test-and-learn, mais sans balises concrètes pour évaluer la progression ou les signaux d’alerte.

Julien s’est librement engagé dans ce projet, a activé son réseau, noué des partenariats, communiqué sur son ambition. Autant de décisions légitimes mais qui, en l’absence de réévaluation structurée, pourraient l’enfermer dans une spirale d’actions justifiées par leur propre existence. C’est pourquoi nous avons recommandé de fixer des jalons clairs sur les différentes étapes du projet, de documenter objectivement les retours terrain, et surtout, d’envisager dès le départ un scénario alternatif qui prendrait en compte ses impératifs personnels et professionnels.

Dans un monde hyper-connecté, ces biais s’intensifient

L’effet de gel, décrit dès les années 1940 par Kurt Lewin, tend aujourd’hui à se renforcer dans notre environnement numérique. Le digital crée un espace où chaque décision peut être partagée, commentée, évaluée en temps réel. L’entrepreneur y est souvent à la fois acteur, auteur et spectateur de son propre récit.

Cette visibilité peut alimenter un sentiment d’obligation à continuer, à ne pas changer d’avis, même lorsque les résultats déçoivent ou que le modèle montre ses limites. Pire encore : les outils digitaux peuvent parfois entretenir une illusion de contrôle ou de performance (statistiques de vues, retours superficiels), alors que la réalité économique appelle à un recentrage.

Auto-manipulation et engagement : quand l’entrepreneur devient son propre piège

Parmi les risques les plus insidieux liés à l’engagement, l’auto-manipulation est sans doute le plus difficile à identifier, car elle se joue à l’intérieur même du porteur de projet. Elle ne vient pas de l’extérieur – ni d’un biais de marché, ni d’un conseil malveillant – mais d’un mécanisme psychologique qui pousse l’entrepreneur à renforcer ses propres croyances, parfois contre toute évidence.

Tout commence par un choix initial sincère, souvent fondé sur une intuition forte, une expérience vécue ou une envie d’impact. Puis viennent les premières actions concrètes – communication, investissements, mobilisations de ressources. Plus l’entrepreneur agit, plus il est engagé. Et plus il est engagé, plus il devient difficile, cognitivement, de remettre en question ce qu’il a initié librement.

Ce phénomène est d’autant plus renforcé par la culture entrepreneuriale dominante, qui valorise la résilience, la constance et la foi dans sa vision. Le risque : que l’ajustement stratégique soit vécu comme une trahison de soi, plutôt que comme un acte de lucidité.

Quelques signes révélateurs d’une auto-manipulation en cours :

  • Vous vous surprenez à disqualifier systématiquement les retours critiques, même s’ils sont étayés.

  • Vous survalorisez des micro-succès pour compenser une stagnation globale.

  • Vous justifiez des contre-performances par des facteurs extérieurs sans jamais remettre en question votre modèle.

Pour s’en prémunir, plusieurs leviers sont possibles :

  • Poser des jalons clairs et réévaluables, en amont.

  • Constituer un cercle de confiance capable de faire miroir, même lorsque cela dérange.

  • Dissocier l’identité personnelle du projet : le pivot n’est pas un aveu d’échec.

Le rôle du feedback : un miroir indispensable

Pour contrer ces dynamiques, l’intégration régulière de regards extérieurs aide à prendre du recul. Mentors, pairs, partenaires ou proches : tous peuvent offrir un miroir objectif et bienveillant, à condition d’être écoutés.

Cette écoute n’est pas forcément évidente. Elle suppose d’avoir accepté qu’un projet, aussi bien construit soit-il, mérite d’être challengé.

Mettre en place des temps de réévaluation ou des rituels – mensuels, trimestriels – en s’appuyant sur des indicateurs tangibles, permet de maintenir une posture décisionnelle sage et réfléchie.

Comment faire de l’engagement un allié ?

S’engager n’est pas en soi un problème. L’engagement est même essentiel pour traverser les incertitudes, tenir le cap, embarquer une équipe. Ce qui importe, c’est la manière dont on le vit : en conscience ou en dépendance.

Cela implique :

  • De reconnaître ses propres biais cognitifs, accepter le droit à l’erreur.

  • De créer des espaces d’ajustement – dans la stratégie, le modèle économique, les choix opérationnels.

  • D’accepter que changer d’avis est parfois la forme la plus aboutie de la cohérence.

Conclusion – Entreprendre en conscience, c’est rester libre

L’engagement peut devenir un asset non négligeable dans un projet entrepreneurial à condition d’en maîtriser les contours. En connaissant ses rouages, en se dotant de garde-fous (réévaluations régulières, regards extérieurs), l’entrepreneur peut préserver sa capacité de discernement.

C’est peut-être cela, finalement, la véritable liberté entrepreneuriale : non pas tout décider seul, mais savoir s’arrêter pour mieux avancer.