Les mécanismes d’influence : comprendre pour mieux agir

Petit traité de manipulation à remettre entre les mains d’honnêtes entrepreneurs

Une lecture éclairée du Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens

« La manipulation est l’art de faire faire aux autres ce que l’on veut, sans qu’ils s’en aperçoivent. »
— Robert-Vincent Joule & Jean-Léon Beauvois

Comprendre les ressorts invisibles de nos choix

Le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens de Joule et Beauvois offre une grille de lecture très pertinente pour décrypter ces dynamiques d’influence qui s’exercent souvent à notre insu. Loin d’un manuel cynique, il s’agit d’une exploration  des techniques d’influence issues de la psychologie sociale expérimentale, dont la connaissance permet de mieux décider – pour soi comme pour les autres.

Contexte et fondement scientifique : une manipulation au cœur du quotidien

 

Depuis les travaux fondateurs de Kurt Lewin sur le comportement en contexte social, la psychologie sociale n’a cessé d’approfondir les ressorts de l’influence. Les expériences décrites dans l’ouvrage ont été menées majoritairement sur le terrain, avec des sujets qui ignoraient leur participation à une étude. Les comportements observés sont donc loin d’être des artefacts de laboratoire : ils révèlent, au contraire, la robustesse de certains biais et l’impact décisif du contexte sur nos décisions.

À l’heure de l’économie de l’attention, de l’hyperconnexion et du marketing comportemental, ces techniques ne sont pas seulement d’actualité : elles sont devenues systémiques. Pourtant, peu de professionnels en connaissent réellement les rouages.

 

Les principaux mécanismes d’engagement : le pouvoir de la cohérence

L’effet de gel : stabiliser l’intention par l’action

Issu des travaux de Kurt Lewin, ce mécanisme montre que dès lors qu’un individu a commencé à planifier une action, il tendra à la réaliser même si des obstacles surviennent. En entrepreneuriat, cela se traduit par une forme d’inertie stratégique : un porteur de projet, après avoir engagé du temps dans une direction, hésite à se réajuster même si le marché l’y pousse.

À retenir : apprendre à décorréler l’action planifiée de l’action pertinente permet d’éviter des erreurs coûteuses.

 

La dépense gâchée : le refus de revenir en arrière

Investir du temps, de l’énergie ou de l’argent dans un projet crée une pression psychologique à persévérer, même quand la pertinence n’est plus avérée. Cette escalade d’engagement est courante dans le pilotage de start-up, surtout lorsqu’un pivot stratégique devient nécessaire mais douloureux.

Recommandation : intégrer des temps de revue critique (revue de projet, advisory board) permet de limiter les effets de ce biais.

Le piège abscons : l’engrenage invisible

Lorsque l’on ne connaît pas le point d’arrivée d’un processus, on persévère souvent dans une action simplement parce que l’on a déjà commencé. L’entrepreneur peut ainsi continuer à développer un produit sans preuve de marché suffisante, « parce qu’il a déjà commencé ».

Astuce : définissez en amont des points d’arrêt clairs – des seuils critiques de ressources ou de performance.

 

Les techniques de manipulation directe : provoquer l’engagement comportemental

Le pied-dans-la-porte : le pouvoir du petit oui

Une petite concession initiale augmente fortement la probabilité d’obtenir une demande plus importante ensuite. Dans la vente, cela se traduit par l’essai gratuit, le questionnaire ou le contenu premium : une fois entré dans la démarche, l’engagement croît. Par exemple, Mme O. est d’abord invitée à signer une pétition contre un projet de rocade, une action simple et peu engageante. Plus tard, elle est sollicitée pour distribuer des tracts pour la même cause, une tâche plus exigeante. Ayant déjà dit « oui » à la pétition, elle accepte plus facilement cette seconde requête.

Conseil : utilisez cette technique pour engager… mais restez toujours transparent sur l’intention finale.

 

L’amorçage : séduire pour engager

L’individu est attiré par une offre alléchante avant qu’un élément moins avantageux n’apparaisse. Or, ayant déjà décidé, il poursuit malgré tout. C’est fréquent dans les promotions « limitées dans le temps » ou les devis à options. Ainsi, Mme O. est séduite par une promotion sur un salon rose à 9 999 dolmaces avec une lampe Bouddha offerte. Une fois engagée dans l’achat, elle découvre que la lampe n’est plus incluse, mais persiste néanmoins, illustrant comment une offre initiale attractive maintient l’engagement.

Éthique : ne rompez pas la confiance – alertez dès le départ sur les conditions réelles, ou proposez des alternatives sans pression.

 

La porte-au-nez : la demande excessive suivie de la demande réaliste

Refuser une demande très coûteuse rend plus acceptable une seconde demande plus raisonnable. Très utile en négociation commerciale, à condition d’être utilisée avec doigté. Par exemple, on propose à Mme O. de devenir une « grande sœur » pour un jeune délinquant, soit deux heures par semaine pendant deux ans, ce qu’elle refuse. Ensuite, on lui demande simplement d’accompagner un groupe de jeunes lors d’une visite d’entreprise pendant deux heures, une seule fois. Après avoir dit non à la première demande, elle accepte plus facilement la seconde.

Mise en œuvre : soyez à l’écoute du client. Ne forcez pas une offre juste pour mieux faire passer la suivante.

 

Les leviers implicites : toucher, étiquetage et influences non conscientes

Le toucher : la chaleur du lien

Un simple contact physique, s’il est culturellement et socialement adapté, renforce la propension à dire oui. Ce principe peut aussi être traduit en langage non verbal : regard franc, posture ouverte. Par exemple, le marchand de presse-citron prend le bras de Mme O. tout en vantant son produit, un geste qui peut l’avoir influencée à envisager sérieusement l’achat grâce à la connexion émotionnelle créée.

À retenir : dans une relation commerciale, ce n’est pas la demande seule qui convainc, mais la qualité de la relation.

 

L’étiquetage : faire exister une identité par anticipation

Attribuer une qualité valorisante à une personne (« vous êtes quelqu’un de persévérant ») l’encourage à se comporter conformément à cette image. En management ou en vente, ce levier est particulièrement efficace. Ainsi, une militante des Restaurants du Cœur dit à Mme O. qu’elle est « sensible à la douleur humaine », l’incitant à faire un don pour rester cohérente avec cette image positive.

Attention : un étiquetage éthique repose sur une qualité réelle, observée, et non fictive.

Le placement de produit et la simple exposition : les marques qui s’impriment

Le fait de voir plusieurs fois un objet augmente son attrait, même si on ne s’en souvient pas.
L’expérience de Courbet, Vanhuele et Lavigne (2008) le démontre : les sujets exposés à des bannières publicitaires en vision périphérique expriment des préférences pour les marques… sans aucun souvenir de les avoir vues. Par exemple, Mme O. est influencée par le sac Corans aperçu dans le film Les Adieux de Chloé Clopant. Bien qu’elle ne s’en souvienne pas consciemment, elle a un « coup de cœur » pour ce sac en vitrine, montrant l’effet subtil de la simple exposition.

Conseil aux entrepreneurs : soyez attentifs aux contextes dans lesquels vous exposez votre marque. Même implicite, l’image qui s’y associe agit.

 

Alors … quelle éthique de l’influence ? 

Comme le rappellent Joule et Beauvois, ces techniques ne sont pas à condamner en soi. Ce sont des outils – puissants mais ambivalents. Ce qui détermine leur légitimité, c’est l’intention de celui qui les mobilise. Les auteurs alertent sur trois dérives possibles :

  • L’usage cynique (manipuler par pur intérêt)
  • L’usage trompeur (appuyer l’argumentation sur de fausses raisons)
  • L’usage non conscient (orienter sans laisser la liberté de choix)

En ce sens, un entrepreneur ou un commercial peut les utiliser pour :

  • Renforcer l’adhésion à un projet sincère,
  • Fluidifier un processus d’achat sans pression,
  • Favoriser un changement utile (écologique, social, sanitaire…).

Mais à condition d’assumer une ligne de conduite claire : celle d’une influence transparente, responsable et non manipulatoire.

 

 

En conclusion : développer son intelligence relationnelle

Connaître les mécanismes d’influence permet d’agir avec plus de discernement dans la relation à l’autre. Ces apports de la psychologie sociale offrent des clés de compréhension pour construire des interactions solides, respectueuses qui contribuent à tisser des relations apaisées.

Dans mes enseignements en école d’ingénieur et de commerce et dans mes accompagnements auprès d’entrepreneurs, j’intègre ces concepts pour développer chez les futurs entrepreneurs et commerciaux une posture professionnelle fondée sur la recherche d’une relation qui se construit sur le long terme. Un client qui devient méfiant ou dont la confiance est trahie est un client perdu, définitivement.

L’influence gagne en sens lorsqu’elle s’inscrit dans une démarche éthique. Elle contribue à bâtir une relation de confiance, à favoriser une coopération authentique, et à porter des projets engagés, ancrés, porteurs d’impact.